Qu’est-ce qu’une bonne stratégie « Cloud » ?

hugMatthieu Hug
CEO
Fujitsu RunMyProcess

Avoir une « stratégie numérique », avoir une « stratégie cloud », avoir une « stratégie big data »… Ces injonctions ont désormais trouvé leur place jusque dans les médias grands publics: mais sont-elles pour autant pertinentes? La question peut paraitre incongrue venant d’un offreur de plate-forme « cloud », mais n’est-ce pas partie intégrante de notre responsabilité, à nous fournisseurs de technologie, de nous interroger sur le rôle des technologies de l’information dans nos sociétés?

Je n’aime pas l’expression « économie numérique », car elle cache le fond de la question : il n’y a pas d’ « économie numérique », pas plus qu’il n’y a d’ « économie électrique »; il y a en revanche une numérisation progressive mais inéluctable de la totalité des secteurs de l’économie. Cette numérisation est multi-forme: depuis l’analyse de récoltes à partir d’images capturées par des drones, jusqu’au remplacement de certains transports par des transferts de fichiers d’objets imprimés en 3D, en passant par l’amélioration des rondes de police via du big data et du machine learning, la musique et les films en ligne et sur abonnement, la refonte du transport individuel local ou courte distance, le remplacement d’une partie de l’hôtellerie traditionnelle ou encore les nouveaux modèles de vente de biens de consommation les plus divers… sans parler bien sûr des réseaux sociaux et de leur impact sur la politique, la transmission de l’information ou les relations sociales.

La numérisation remet en cause des concepts que l’on croyait fondamentaux, dans des secteurs que l’on croyait trop physiques et locaux pour être concernés: la numérisation est à mon avis une de ces rares occasions dans l’histoire où une évolution technologique remet en cause les acteurs économiques en place, mais aussi l’ordre politique et les rapports sociaux. Ainsi les concepts actuels de droit d’auteurs ou de chronologie des médias perdent une partie leur sens à l’époque de Spotify ou de Netflix, ainsi la numérisation des chaines de production est-elle une opportunité de ré-industrialiser l’Europe, ainsi la presse est-elle de facto modifiée par Facebook ou Twitter, ainsi la monnaie pourrait-elle perdre son sens à l’heure de Bitcoin. Si les relations sociales, la communication, la monnaie et la connaissance sont impactées, il parait plus que probable qu’Internet nécessite d’imaginer un cadre de réflexion différent de celui que nous avons hérité du XVIII siècle: or si la numérisation impacte des éléments essentiels de notre société, est-ce qu’elle n’impacte pas a fortiori chaque entreprise et chaque marché?

Et concrètement la « numérisation » ne repose-t-elle pas sur les technologies que l’on appelle « cloud » ou « big data » ? Modulo des définitions un peu précises qui supprimeraient le buzz pour ne garder que l’essence de ces termes, si bien sûr: « cloud » et « big data » sont des mots clés qui décrivent deux des éléments fondamentaux au cœur de la numérisation; ce sont des résumés pour l’ubiquité des ressources de calcul et de stockage, et leur coût désormais marginal pour qui sait s’y prendre; des résumés pour dire que toute la valeur désormais réside essentiellement dans le logiciel et traitement statistiques des données.

A Paris les taxis protestent régulièrement contre les VTC qui leur feraient une concurrence déloyale. Quand le plus célèbre service de VTC, Uber, créé en 2009, a lancé son service de covoiturage, le marché du taxi à San Francisco représentait environ 140M$ par an: aujourd’hui Uber fait 500M$ de chiffre d’affaires annuel à San Francisco, soit 3 fois le marché existant du taxi dans la ville en 2009. Ainsi le problème n’est pas de savoir si le VTC cannibalise le marché du taxi: en fait la numérisation de ce marché fait apparaitre un marché latent non exprimé et non satisfait qui est au moins 200% supérieur en valeur au marché en place.

Plus généralement le problème n’est pas de savoir comment éviter à une entreprise de voir son marché cannibalisé par la numérisation et une concurrence prétendument déloyale: la question pour une entreprise en place est de savoir comment survivre puis élargir massivement son marché adressable grâce à une numérisation adéquate, incluant une refonte de la proposition de valeur… ou à défaut de savoir quand un nouvel entrant modifiera la donne sur ce marché et mettra tous les acteurs en place en danger mortel. Une « stratégie numérique » est inutile car insuffisante pour une entreprise: il faut une stratégie tout court, plaçant le numérique au centre de la réflexion: il ne faut pas une « stratégie cloud » ou une «stratégie big data » isolément, mais comprendre comment ces technologies fournissent les outils pour changer la donne sur chaque marché, permettant de créer de nouveaux besoins. Intégrer le numérique au centre de la réflexion stratégique a aussi trait à l’accélération du rythme de l’entreprise; créé en 2009, Uber est aujourd’hui valorisé à peu près autant que Renault: bulle ou pas, le temps numérique relève du temps (très) court pour la plupart des entreprises. Or si le temps s’accélère c’est toute la gouvernance de l’entreprise qui doit évoluer, et en particulier son approche du risque.

L’informatique était un sujet de support et d’optimisation de l’entreprise: il s’agissait de savoir comment utiliser la technologie pour faire fonctionner au quotidien l’activité de l’entreprise. Dans ce cadre une « stratégie cloud » et une « stratégie big data » a du sens pour un DSI. Mais l’enjeu de ces technologies dans le contexte de la numérisation dépasse très largement ce cadre: il porte sur la transformation des chaines de valeur, sur la modification des équilibres existants et sur la création de nouveaux marchés. Si « software is eating the world » (Marc Andreesen), « cloud » et « big da-ta » sont le couteau et la fourchette. Néanmoins avoir une stratégie « cloud » ou une stratégie « big data » ne sert à rien: pour être précis, c’est tellement insuffisant, que cela ne sert à rien.

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