Cloud Act, halte à la propagande !

Olivier Iteanu, Avocat à la Cour

Dans une tribune parue dans la quotidien Les Echos, du 2octobre 2018, le Président du Syntec Numérique est l’auteur d’un article surprenant intitulé « Cloud Act; halte à la désinfonnation! ». L’article est rédigé sur le thème « circulez y a rien à voir ». Or, à l’heure où toute l’informatique bascule dans le Cloud computing, entraînant les clients utili­sateurs, cette Loi votée par le Congrès américain le23 mars 2018 et promulguée par l’administration Trump, mérite au contraire et c’est le moins, une alerte à l’endroit de tout l’éco-système du Cloud computing européen.

L’auteur de l’article s’étonne du nom donné à la Loi d’outre Atlantique, le « Cloud Act». Or, ce nom est donné par … l’article 1 de la Loi. Si le Congrès américain lui-même et le porteur du projet, un membre du Congrès Républicain Dog CoUins, un ancien Lieutenant-Colonel de L’US Air Force, a fait le choix du nom Cloud Act, c’est qu’il y a une raison. Dès les premières lignes du texte (article 3), on désigne le type d’acteur concerné, à savoir le « provider of electronic communciation service or remote compu­ting service », cette dernière catégorie visant directement l’industie du Cloud computing. C’est donc tout naturel­lement que le texte prend cet intitulé.

Un effet extraterritorial

Le Président du Syntec Numérique continue sa démonstration en assénant qu’il « ne s’agit pas d’introduire une extraterritorialité du droit américain». A-t-il seulement lu le titre exact de la Loi, Cloud Act étant son acronyme : « Clarifying Lawful Overseas Use of Data». Le terme important est ici « overseas », c’est-à-dire hors des Etats­ Unis. Il s’agirait de clarifier un usage légal des données hors des Etats-Unis. Si le texte est bien un texte de Loi national, on ne peut le contester, son effet est incontestablement extraterri­torial et revendiqué comme tel. Plus encore, si la tribune entend rappeler que les filiales américaines de nos acteurs européens seront concernées par le Cloud Act, ce qui est vrai, l’auteur omet une information de taille. A l’in­verse, les juridictions américaines consi­dèrent que le texte s’applique aux personnes morales établies aux Etats­ Unis et à toutes celles qu’elles contrôlent dans le monde, y compris en Europe. Cette précision est fondamentale et, pour les européens, elle manque cruel­lement à une tribune censée lutter contre la désinformation. Sur la notion de data, on ne peut non plus passer sous silence, sa définition. Il s’agit de « any record or any information pertaining to a customer or subscriber » soit toute inf0rmation, d’un client ou d’un abonné en la possession du prestataire, méta­ données et contenus. Par ailleurs, l’au­teur indique que le texte s’applique aux« services de renseignements améri­cains (…) dans le cadre d’enquête judi­ciaire». D’une part, c’est une erreur de cantonner le texte aux seuls services de renseignements. Ce sont aussi toutes les autorités de poursuite aux Etats-Unis qui bénéficient du régime légalisé, jusqu’au plus petit Shérif du fin fond du dernier des Etats américains. D’autre part, le Cloud Act qui vient s’insérer dans l’ US Code, vient compléter le Patriot Act (rebaptisé sous l’adminis­ tration Obama Freedom Act), et dans certains cas, le contrôle judiciaire a priori est inexistant, même si, il est vrai, que les Etats-Unis étant un Etat de droit, on peut toujours envisager un recours juridictionnel, pour peu que la personne concernée ait été informée de la mesure dont elle a été l’objet.

Quels recours ?

Si un prestataire Cloud soumis au Cloud Act reçoit de l’Etat américain une demande de communication de données concernant un citoyen euro­péen, il peut contester la demande en justice, laquelle pourrait rejeter la demande des autorités publiques, selon des critères complexes insérés dans la Loi. Ces critères sont fonction de l’Etat dont dépend le citoyen et les qualités de cet Etat, notamment par exemple s’il est un Etat démocratique ou pas. Que le prestataire ait un recours pour contester la demande de communication de données qu’il reçoit, c’est très bien, mais la personne concernée, dispose­ t-elle d’un recours elle-même? La réponse est non. Saura-t-elle seulement qu’elle a fait l’objet d’une demande de communication de ses données, person­nelles ou stratégiques et non person­nelles, probablement non. Combien de temps seront conservées ses données ? Aucune réponse, alors que depuis des décennies et particulièrement le 25 mai 2018 avec le RGPD, les personnes concernées sont au centre du dispositif légal en Europe. Enfin, nous ajouterons que le Cloud Act officialise, légalise, institutionnalise, une pratique proba­blement en cours depuis plus de 10 ans, en dépit des dénégations de certains prestataires américains. Mais en léga­lisant ces pratiques, elle va probablement les automatiser un peu plus, travailler à leur efficacité au grand jour. Nous voyons deux problèmes à cela. D’une part, ce que le Sénat Américain appelle le LOVINT (Love and lnterests). Le LOVINT signifie que quand on met en place des accès nombreux à une ou des bases de données qui regroupent des contenus citoyens du monde, on risque immanquablement la consultation illégale de la part de personnes qui disposent d’un droit d’accès. On appelle ces consultations Love and lnte­rests, car ces accès ont pour finalité des histoires de cœur de la personne ou de son entourage ou ses intérêts divers, pour « rendre un service » ou contre rémunération. La pratique est totalement illégale, mais elle a cours, la tentation est trop grande et le contrôle très difficile. D’autre part, l’espionnage industriel aura une base de connaissance de très grande qualité avec le Cloud Act, ce qui devrait inquiéter en temps normal les organisations professionnelles de défense des entreprises européennes. Un des premiers effets du Cloud Act aura été de mettre fin à la saga judi­ciaire qui opposait depuis 2014 Mi­crosoft au Department Of justice (DOJ) des Etats-Unis. Microsoft avait refusé de transmettre à la Justice américaine des données stockées en Irlande. Les juges américains avaient considéré que le géant de Seattle devait le faire et la société de Bill Gates avait été jusqu’à saisir la Cour Suprême des Etats-unis. On attendait la décision des plus hauts juges d’une semaine à l’autre, quand le Congrès a voté le Cloud Act résolvant le dif­férend dans le sens du DOJ. Du coup, l’affaire s’est arrêtée et la Cour Suprême n’aura jamais à se prononcer. Le Cloud Act montre une chose de claire. Le problème n’est pas les GAFAM, le problème, c’est nous­ mêmes. Si nous ne sommes pas capa­bles de nous respecter nous-mêmes, d’exiger le respect de notre Etat de droit, de nos entreprises, moteurs de notre Société, comment peut-on exiger cela des autres ?

Tribune libre publiée dans Solutions Numériques, Novembre 2018

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